Raphaël Tiberghien rassemble, à la galerie nicolas silin, des oeuvres produites au cours de ces trois dernières années. L’exposition est pensée comme un point d’étape, l’occasion de réunir les résultats jusque là dispersés d’une même recherche, portant sur les rapports possibles entre écriture et arts plastiques, entre invention et documentation du réel.
La condensation dont il est question ici désigne en premier lieu un processus poétique : une pratique de la synthèse, attentive à ce qui peut se jouer entre les mailles du langage. Dans le vocabulaire de Raphaël Tiberghien, le terme renvoie aussi à la façon dont les mots prennent corps au sein des oeuvres, sont parfois eux-mêmes traités comme des objets. Les poèmes dépassent le cadre de la page et élisent domicile dans des installations et des sculptures. Palpables, audibles, ils semblent alors redoubler la pesanteur du sens. Chacune à leur manière, ces condensations aux embranchements multiples tendent à pousser l’immatérialité du langage du côté des réalités concrètes.
Le va-et-vient entre la forme et le sens est aussi un outil d’analyse critique. Mêlant parfois des enregistrements à ses compositions, Raphaël Tiberghien cherche à déceler ce que le discours fait apparaître autant que ce qu’il dissimule. Gravées dans les sillons d’un vinyle, enfouies dans des jarres de terre cuite ou des corps drapés, imprimées sur de fines plaques de plâtre, les paroles donnent à voir et à entendre toute leur plasticité, leur capacité de mutation permanente. Elles expriment parfois une inquiétude sourde ; lorsque, tournant en boucle, elles s’enferment dans la rhétorique et dans la vacuité.
Les sculptures délivrent une parole et dans Le soulèvement des objets, les pots donnent une consistance aux propos murmurés ou écriés à l’École des Beaux-Arts de Paris en 2013. Ces sons s’entrechoquent et ruissellent sur les panses de terre cuite. Les figures acéphales qui occupent la scène imaginaire de Velato déclament des textes aux accents dramatiques et politiques. Les répliques, bribes de discours tirées de l’actualité, se croisent et se recouvrent, renforçant la fragilité et la futilité de cette rhétorique. L’enrayement du langage se fait plus net dans le poème déployé Poussière. Le flot des paroles est haché, décortiqué avant d’être condensé en une nouvelle forme, balbutiante et mélodique. La partition met en évidence la méticulosité des découpes et des transpositions et donne à voir la fabrique de la condensation.
D’autres pièces, plus silencieuses, jouent du principe de l’enfouissement dans la matière. La forme tentaculaire de L’OEil malade matérialise une marque filandreuse, causée par une hémorragie de l’oeil, qui se superpose en permanence à ce que l’artiste voit. Projetée à l’extérieur du corps, figée dans le plâtre, elle est remise en mouvement et tourne régulièrement sur elle-même. Une autre version est emballée dans un tissu noir pendant la première partie de l’exposition. A mi-parcours, ce paquet surréaliste sera l’objet d’une performance et la sculpture de bronze sera extirpée de ses multiples couches. Les phrases des Poèmes manufacturés sont une réponse à un grand-père pragmatique, soucieux d’orienter son petit-fils vers un « vrai travail ». Inscrites en profondeur avec des casses d’imprimerie, les lettres se détachent pourtant difficilement des feuilles de plâtre et il faut adopter le bon angle de vue, se trouver dans le bon état d’esprit peut-être, pour les lire confortablement.
Au sous-sol de la galerie, les Villes invisibles forment un pendant à l’OEil malade. Des plans de villes sont gravés sur des radios osseuses, dans un jeu de correspondancequi associe l’organisation urbaine à certaines parties du corps. Dans les caissons lumineux, ces deux structures s’enchevêtrent en une organisation hybride qui ne tient pas compte des ruptures d’échelles et condense la vue aérienne et la radiographie.
Agnès Werly
Raphaël Tiberghien